Michèle Hénaff, journaliste à la SFAF a interrogé Philippe Dumont, Directeur en charge des Partenaires & Ville Intelligente en juin dernier, voici son article:
Les briques technologiques nécessaires au déploiement des smart cities existent. Passer de la phase d’expérimentation au développement à grande échelle demande désormais de mettre en place des réseaux multiservices. Mutualisation et retour sur investissement vont de pair.
Michèle Hénaff : Quelle est votre définition de la smart city ? Quels en sont les contours actuels et quel pourrait en être le périmètre demain ?
Philippe Dumont : Il existe autant de définitions que d’acteurs. Pour Cisco, la smart city vise les services numériques aux citoyens dans les zones urbaines et rurales. Dans le cadre de l’accord de partenariat que nous avons finalisé avec Sciences Po récemment, un des premiers constats a été de dire que cette problématique évolue au sein des villes et passe du concept à la réalité. La transition urbaine conduit les villes à prendre en compte la multitude des données et l’hyper-connectivité des citoyens. Or, Cisco ne réalise pas de cas d’usage, la société n’étant ni spécialiste de parking, ni d’éclairage public, ni des transports… En revanche, ce qui nous intéresse est de voir comment les infrastructures digitales sécurisées permettront l’émergence de nouveaux services proposés aux citoyens. Le champ est donc très large ; il peut couvrir à la fois le service aux citoyens comme la cabine connectée installée à Nice ou encore l’équipement de la place de la Nation à Paris, où un certain nombre de capteurs ont été mis en place pour permettre d’étudier la circulation urbaine, le service de la voirie…Et, à l’avenir, Internet devrait permettre une auto-configuration des interconnexions.
À quand remonte votre réflexion sur la ville intelligente ?
Il y a une dizaine d’années environ. La question de l’infrastructure digitale et du déploiement du numérique s’est d’abord posée au Moyen-Orient en amont de la création des villes nouvelles, avec les « cluster économiques » comme une cité de l’industrie, une cité du transport… où l’on agrège les entreprises autour d’un certain domaine. Seuls les nouvelles villes et les nouveaux quartiers étaient visés. Dans ce cas de figure, l’opérateur de la ville était une franchise, avec un modèle économique d’infrastructures d’emblée inclus dans celui de la ville. Or, ce modèle n’est pas transférable dans les villes préexistantes, où l’enjeu du financement des infrastructures numériques pose question.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Les solutions technologiques sont prêtes. Autrement dit, il n’y a pas de nouvelles découvertes à faire pour déployer les infrastructures numériques, ce qui n’était pas le cas il y a encore 24 mois. Lorsqu’une ville ou un opérateur de services, Urban service provider, nous soumet un cas d’usage, nous sommes à même de proposer les infrastructures numériques car les briques sont disponibles. Dans le cadre de l’accord signé avec le gouvernement français il y a 24 mois, dont la vocation est d’accélérer le numérique en France, nous nous concentrons aujourd’hui sur deux domaines principaux : les services numériques au citoyen en zones urbaines et rurales et la cybersécurité.
Concrètement, quelle est la place de Cisco dans l’écosystème ?
Puisque beaucoup d’entreprises sont équipées de matériel Cisco, nous sommes fondés à accompagner les grands acteurs sur cette problématique. Nous passons aujourd’hui de la phase d’expérimentation au déploiement à grande échelle. Nombre d’acteurs sont prêts à basculer : La Poste y réfléchit, ENGIE envisage la mise en place de nouveaux services numériques et avec Orange, qui développe le réseau LoRa, nous avons signé un accord de déploiement d’une infrastructure numérique pour objets connectés. Et la Caisse des Dépôts souhaite, bien sûr, passer des expérimentations aux réalisations à grande échelle de façon à recueillir les fruits de ses investissements passés.
La question du financement étant évidemment essentielle, comment définissez-vous un modèle économique viable ?
Il existe plusieurs modèles économiques.
Le premier, comme celui de Barcelone, s’appuie sur un besoin propre. La ville a décidé d’investir pour mettre en place une plateforme destinée à déployer un service de vidéo surveillance privé en se gardant le droit de l’enrichir via l’utilisation d’autres services. Mais peu de villes ont envie et/ou disposent des moyens financiers pour déployer un tel réseau en propre.
Le deuxième modèle est celui d’un service qui génère des revenus venant financer l’infrastructure. Cela concerne surtout la mobilité, voire l’éclairage. L’agglomération de Paris, par exemple, réfléchit à déployer des services numériques pour le parking sur toute l’agglomération.
Le troisième modèle génère des économies substantielles. Il s’applique, par exemple, aux technologies énergétiques permettant une transition, comme à Copenhague où a été créé un éco-quartier dédié à l’éclairage. Mais, s’il peut exister des modèles qui financent partiellement les investissements grâce aux revenus générés, peu de cas d’usage permettent de générer des économies assez significatives pour couvrir tous les coûts. Il est compliqué d’optimiser les réseaux pour un cas d’usage précis.
Les trois différents cas de figures doivent donc être liés dans le cadre du financement. Autrement dit, le réseau déployé doit être pensé et réfléchi dès le début comme un réseau multiservices, mutualisé, présent sur toute la ville et sécurisé. Nos discussions avec la CDC et les villes vont dans ce sens. Sans la volonté et les moyens de mettre en place plusieurs services sur le réseau, on revient à de la dépense publique.
Cependant, peu importe l’acteur qui finance : pour rentabiliser les investissements il faut déployer différents services sur l’infrastructure et que les utilisateurs paient, ce qui pose évidemment la question de la gouvernance du réseau numérique. Aujourd’hui, les plus rapides sont les opérateurs publics ou privés qui sont prêts à prendre le risque. Nous sommes en train de discuter avec un certain nombre de régions françaises qui réfléchissent au déploiement d’un réseau numérique en attendant la mise en place de cas d’usage. C’est le cas de Paris qui envisage le déploiement d’un réseau sans fil ouvert à tout fournisseur de service.
La société Cisco ne devrait-elle pas prendre le risque ?
Non, car notre stratégie est de rester dans notre métier et de faire des partenariats. Il nous est possible d’aider au financement mais nous ne sommes pas opérateur de services, voire de réseaux. En revanche, nous avons, par exemple, signé des partenariats croisés avec des acteurs de la ville comme Vinci Energies, sa filiale Axians et des écoles d’ingénieurs. Nous nous sommes ainsi rapprochés du Centre des études supérieures industrielles (CESI) pour développer la recherche appliquée sur les questions liées aux bâtiments intelligents, à la gestion de l’énergie et à l’industrie du futur. Avec Vinci Energie France, nous sommes en train de mettre en place trois démonstrateurs. Le CESI, qui regroupe 20 000 apprenants en formation initiale et continue, échange avec quelques 6 000 entreprises en France, des grandes et des plus petites.
Puisque la technologie existe, mais pas forcément les cas d’usage, nous intervenons également au niveau de l’innovation en signant des partenariats avec des incubateurs comme NUMA à Paris qui exploite l’ensemble des données issues de nos expérimentations pour les communiquer à des start-up travaillant sur des cas d’usage et animant l’écosystème.
S’associer est la condition pour travailler sur un rythme soutenu et produire. C’est pourquoi nous avons aussi noué un partenariat avec le projet thecamp (Aix-en-Provence) qui a vocation à proposer, au niveau international, de la formation, de la recherche et à animer de l’expérimentation à grande échelle sur les villes. Par ailleurs, notre département de recherche accompagne une trentaine de start-up.
On peut citer INTERSEC, qui exploite de façon anonyme les traces numériques liées à la mobilité et les communique à un opérateur – par exemple la SNCF – pour lui suggérer une stratégie. INTERSEC travaille notamment sur le cas de la gare de Lyon Part-Dieu qui est le plus grand noeud de commutations en France.
Quel est l’objet du consortium So Mobility auquel vous êtes associé ?
Il s’agit d’un consortium réunissant des acteurs locaux référents du bâtiment, des travaux publics, du transport, des infrastructures de mobilité, de l’énergie et de la technologie, soutenu par la ville d’Issy et le groupe Caisse des Dépôts et dont la vocation est de réfléchir sur les besoins d’infrastructures pour fluidifier la mobilité urbaine. Cisco, la Caisse des Dépôts, Bouygues Immobilier, ENGIE, Transdev,
Colas et la ville d’Issy ont ainsi pour objectif d’agir de concert afin d’apporter des solutions concrètes et durables pour les déplacements en ville, solutions qui pourront être déployées ensuite à l’échelle régionale puis nationale.
Avez-vous chiffré les montants d’investissement en jeu ?
Dans le cadre de la convention de partenariat avec le gouvernement français conclu en février 2015, Cisco s’est engagé à contribuer à l’accélération de la transformation numérique de la France, à travers un ensemble d’investissements de 200 millions de dollars dans la formation, les start-up innovantes, les infrastructures nationales, les villes intelligentes et la cybersécurité.
Quel est votre positionnement concernant les données ?
La donnée en tant que telle n’a pas grande valeur. Il est en effet différent de monétiser la donnée ou l’information. Nous suivons d’ailleurs attentivement ce que fait IBM qui se positionne sur la transformation de la donnée en information avec le système Watson Analytics, présenté comme un outil intelligent d’analyse et de visualisation de la donnée. Le rôle de Cisco est de fournir des outils (caméra, ordinateur, système de communication…) permettant de transformer les données mais pas d’en faire l’analyse métier, ni l’algorithme.
Nous demandons à tous nos partenaires de se positionner sur cette conversion de données vers l’information. Ce n’est pas parce que la donnée n’a pas de valeur qu’elle ne coûte pas ; il faut bien payer pour les caméras, les poteaux…
Selon vous, quels sont les cas d’usage les plus marquants à l’international ?
Singapour bien sûr, suivie de Barcelone, Londres, San Francisco et Oslo. Ces cinq villes ont toutes su, de manière différente et complémentaire, intégrer les concepts de la ville intelligente.
Et Paris qui, sans cesse, monte dans les classements internationaux, et veut rendre la ville connectée, attractive et durable. Nous participons actuellement avec nos partenaires au projet « Réinventons nos Places » avec l’expérimentation place de la Nation. Les jeux Olympiques de 2024 vont participer à cet élan numérique.
QUAND LES FONDS DE PENSION FINANCENT LES INFRASTRUCTURES NUMÉRIQUES
Whitehelm Capital et Cisco ont développé un nouveau mécanisme de financement pour financer les projets des villes. Filiale d’un fonds de pension australien basé à Londres, Whitehelm adopte le même modèle économique qu’un concessionnaire d’aéroports ou d’autoroutes en devenant propriétaire de l’infrastructure numérique. De son côté, la ville d’Adelaïde (Australie) paie une redevance tout en s’engageant à l’utiliser, à inciter d’autres opérateurs à venir sur le réseau et à animer un écosystème de start-up utilisatrices. Il est nécessaire de créer de la flexibilité dans les contrats des concessions des villes pour permettre, par exemple, la mise à niveau technologique des villes.
Retrouvez l’édition 64 de la revue Analyse financière « Ville intelligente : la déployer, la financer, la gouverner »